Martin Winckler est plus qu’un médecin, un conférencier ou un critique.
C’est avant tout un passionné, reconnu pour sa culture encyclopédique et son franc-parler.
Ce grand monsieur m’a fait l’honneur de répondre à mes questions pour une interview parue dans le Hors-Série n°3 de LIBERTE SERIE, sorti le 1er août 2009 et aujourd’hui épuisé, au moment de la diffusion de la 15ème et ultime saison d’URGENCES en France.
La voici, histoire de fêter 2012 en beauté.
Les séries médicales les plus intéressantes, présentent toutes des médecins on ne peut plus compétents. D’Andy Brown à Gregory House, en passant par John Carter, tous ces génies du diagnostic ont des fêlures. Faut-il être un homme brisé pour être un bon praticien ?
Je ne sais pas, mais ça fait de bonnes histoires. C’est la rupture qui met en porte-à-faux et qui crée des conflits. Et sans conflit, sans dilemme, pas d’histoire. Par ailleurs, un soignant doit toujours affronter les désirs et les peurs des patients qui s’opposent à ou rencontrent les siens… Bref, quand on est soignant, il est inévitable qu’on souffre et qu’on soit écartelé. Ou alors, on est un robot.
Le cas d’EVERWOOD est très intéressant et à plus d’un titre, puisque c’est le médecin qui est un peu le patient dans cette magnifique série. Andy (ré) apprend à vivre, à être un père, un ami. Plus qu’une promesse tenue, prendre la route de cette petite ville, c’est suivre le chemin de la résilience…
Ouais, enfin, je ne suis pas sûr que ça soit aussi intellectuel que ça. Je pense que c’est une démarche plutôt émotionnelle.
A sa manière, SCRUBS désacralise certains tabous (la mort, la maladie, l’argent etc.) mais insiste également sur la relation paternelle qui lie l’interne à son mentor. Celle-ci, ainsi que la fraternité qui lie les personnages de cette série peuvent-elles exister dans des hôpitaux en manque de personnel ?
Bien sûr. D’ailleurs, on en parle dans ER et dans Scrubs… J’en parle dans mes romans (situés en France…)
Si elles pullulent aujourd’hui, les fictions médicales américaines ont longtemps été écartées de nos écrans (MARCUS WELBY n’est arrivée qu’en 1987 sur M6 et ST ELSEWHERE a du attendre la fin des années 90 avant de débarquer sur Téva). A l’image des épisodes d’AGENCE TOUS RISQUES et MAGNUM faisant référence au Vietnam longtemps mis de côté par TF1 et Antenne 2, y avait-il un tabou quelconque ?
Une censure, plutôt. Les séries judiciaires aussi ont dû attendre les années 80 pour apparaître. Les unes comme les autres montraient des réalités et posaient des questions qu’on ne voulait pas montrer aux spectateurs français. Pourquoi ? Par paternalisme et par mépris. C’est pour les mêmes raisons que les allusions à l’homosexualité sont absentes de la VF de Starsky & Hutch et que certains épisodes de séries n’étaient pas diffusés. C’est d’autant plus insupportable que dans le même temps, au cinéma, on accueillait avec enthousiasme des films « engagés » comme MASH, par exemple, tandis qu’on censurait la série…
Vient alors URGENCES, selon moi LA référence du genre. Mais quel est votre regard de professionnel sur ER ?
A ce jour la plus grande série médicale réaliste de l’histoire de la télé. Rien que ça.
La force d’URGENCES est son concept, bien plus fort que sa distribution, un peu comme NEW YORK DISTRICT ou HILL STREET BLUES, même si les diffuseurs français ne l’ont pas compris, surtout pour la dernière, rebaptisée, à tort, CAPITAINE FURILLO…
Oui, d’ailleurs à ses tous débuts, les acteurs d’Urgences disaient « On est heureux parce qu’on a l’impression de jouer dans « Hill Street Blues ». C’était la référence revendiquée.
Les sériephiles parlent beaucoup moins de CHICAGO HOPE, alors que celle-ci est loin d’être anecdotique (plus décalée qu’URGENCES et moins « soapesque » que GREY’S ANATOMY). Massacrée par France 2, malmenée par TF1, abandonnée par RTL9, elle a pourtant connu une jolie carrière sur Sérieclub et Téva, non ?
Je ne sais pas si on peut parler de carrière car le câble était anecdotique à l’époque. C’est une série qui a été sacrifiée, à la télévision. Alors que David E. Kelley n’est pas un producteur scénariste anecdotique. C’est malheureux. C’est une série mésestimée qui devrait être réévaluée. Malheureusement elle n’est même pas disponible en DVD…
En parlant de soaps, comment expliquer l’échec de productions telles que GENERAL HOSPITAL chez nous, alors que LES FEUX DE L’AMOUR ou DES JOURS ET DES VIES, du même acabit, fonctionnent ?
Je ne sais pas. Je pense que c’est surtout une histoire de diffusion. FDLA et DJEDV sont à l’antenne depuis très longtemps. General Hospital n’a jamais été diffusé en France, que je sache. Et s’il l’a été je pense qu’il n’y a pas de place (de case) pour un troisième soap. Sur quelle chaîne ? Ni F3 ni M6 n’ont le public pour ça.
GENERAL HOSPITAL a bien été présenté (brièvement) en France, sur TF1, en 1992 sous le titre HOPITAL CENTRAL, puis en 2008, rebaptisé ALLIANCES ET TRAHISONS. Mais, à ma connaissance, seuls les JEUNES DOCTEURS australiens ont trouvé leur public ici, lors des débuts de Télématin… Mais ratons-nous vraiment quelque chose ?
C’est difficile à dire, je ne connais pas bien les soaps, mais c’est un monde en soi, respectable et imaginatif dans un genre particulier qui nous est très mal connu (on commence à comprendre depuis qu’on a Plus Belle La Vie). Cela étant, les VF des soaps sont tellement bâclées que ça devient irregardable en France, alors que ça ne l’est pas aux USA. Un très grand nombre de comédiens de talent ont fait leurs premières armes dans le soap. Et les soap sont appréciés et aimés aux USA. Je pense à une série médicale policière comme Diagnostic Meurtre (mésestimée elle aussi) dont l’une des comédiennes principales, Victoria Rowell, venait des Feux de l’Amour (elle continuait à y jouer pendant la durée de DM !) et dont un des épisodes se passe sur le plateau des FDLA : elle y interprète trois rôles, celui d’Amanda (DM), de Drucilla (FDLA) et son propre rôle. Aux USA, on respecte le public qui aime les soaps et on respecte ceux qui les font. En France, non. C’est toujours le même mépris.
Vous avez d’autant plus raison que DALLAS parlait de mastectomie dès 1979 et DYNASTIE comptait un personnage gay parmi ses protagonistes, peu de temps après…
Oui, et les soaps ont parlé du sida avant tout le monde…
Les dernières fictions médicales françaises (DOCTEUR SYLVESTRE, FABIEN COSMA ou CLAIRE BELLAC) sont très politiquement correctes, alors que les MEDECINS DE NUITS proposaient une vision plus réaliste de leur époque. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne dirais pas politiquement correct, je dirais incolore, inodore et sans saveur. Comme toute la production télé française jusqu’à ces dernières années. Ca commence un peu à changer, grâce à des auteurs qui rament. Mais ce n’est pas un Tsunami…
Pourquoi la production française s’est autant affadie ces 2 dernières décennies ? Combien de JOSEPHINE, de JULIE LESCAUT ou de mauvais remakes pour un ENGRENAGES aujourd’hui, alors qu’il y a environ 30 ans, nous avions droit à JULIEN FONTANES MAGISTRAT, LES BRIGADES DU TIGRE, LA DICTEE ou la saga des FAUCHEURS DE MARGUERITE ? Même les purs divertissements n’insultaient pas l’intelligence du téléspectateur (PETIT DEJEUNER COMPRIS, PAUSE CAFE, LES HOMMES DE ROSE, LES 400 COUPS DE VIRGINIE etc.).
Le mépris. La télé est méprisable, y compris par ceux qui la font. Les spectateurs sont méprisables. Les programmes sont méprisables. On ne peut pas produire des choses intéressantes en méprisant son public ou son travail. Voyez les chanteurs ou les écrivains. Mépriser le public est considéré comme inacceptable par la critique. Mais des gens de télé, les critiques l’acceptent. Ce qui veut bien dire que les critiques de télévision sont complices de ce mépris. Si j’ai apporté une chose à la critique télé, c’est bien de me tenir toujours aux côtés du public, et non aux côtés des producteurs.
Je me souviens vous avoir vu vous emporter dans ARRET SUR IMAGES, au sujet de la mauvaise programmation d’AGE SENSIBLE, rare série française à destination du public adolescent à proposer autre chose que des dialogues plats dans un mauvais décor de cafétéria. France 2 avait-elle peur de choquer ?
La responsable de la fiction de l’époque était contre. La série avait été produite contre son avis. Elle l’a tuée en la programmant à une heure aberrante. Toujours le mépris. Et aussi une inculture et une absence d’imagination confondantes de la part des responsables de fiction des chaînes. Ce qu’on reproche aujourd’hui aux multinationales de l’édition (d’être dirigées par des comptables qui ignorent la littérature), on l’accepte très bien des chaînes de télé. C’est une caractéristique française.
La frilosité est-elle la seule explication au fait que nous n’ayons toujours pas notre équivalent de L’ENFER DU DEVOIR, BAND OF BROTHERS ou MASH ?
Ce n’est pas la frilosité, c’est l’autocensure et l’absence de critique du pouvoir. Faire un feuilleton sur la guerre d’Algérie est très compliqué, car ça voudrait dire qu’il faut donner la parole à tout le monde (y compris aux Algériens !) et soulever toutes les polémiques. Aucune chaîne ne veut jouer avec ça parce que le pouvoir est toujours là. Ca sera encore pire avec la nomination du président de France Télévisions par le Président de la République. Comment peut-on encore dire qu’on est dans un pays démocratique quand la télé publique n’est pas (comme en Angleterre) indépendante du pouvoir ?
Les scripts d’A LA MAISON BLANCHE étaient intelligents, osés et visionnaires (Santos/Obama pour ne citer que cet exemple), alors que ceux de L’ETAT DE GRACE étaient lamentables. Le souci de nos scénaristes, plus qu’un manque d’audace n’est-il pas une incompréhension de la société ?
C’est plein de choses : un manque de professionnalisme, de documentation, de vision. Et puis la censure de la chaîne, puisque les épisodes sont toujours « vérifiés » par la chaîne avant d’être tournés ! Des fictions britanniques attaquent la politique ou se moquent de la Reine. Des épisodes de Law & Order ou de 30 Rock critiquent vivement ou se moquent de la General Electric, propriétaire de la chaîne qui les diffuse. Vous imaginez un épisode de Navarro enquêter sur une entreprise de travaux publics ou Joséphine râler contre son téléphone Bouygues ? En dehors des Guignols (qui ont été inventés sous la gauche et servent de soupape populaire), la télévision française est déférente envers tous les pouvoirs. Ce qui est vrai pour les journaux télévisés l’est aussi pour les fictions.
Cela veut-il dire que les choses ne peuvent qu’empirer, maintenant que le placement de produits dans les fictions est autorisé ?
Ce n’est pas à cause du placement de produits. Ils ont ça, aux USA, ça ne les empêche pas de faire des fictions intelligentes. Je crois que c’est une question de sélection, par les chaînes, du type de production qu’elles trouvent « correctes » et d’autocensure (par les maisons de production) afin de proposer aux chaînes des produits qu’elles accepteront.
On entend ça et là que c’est le manque de moyens qui empêche les producteurs de fournir des programmes de qualité. Mais les Québécois ont prouvé le contraire avec des séries de qualité comme MINUIT, LE SOIR.
Bien sûr. La base d’une bonne fiction télé, c’est un scénario solide (c’est-à-dire : bien construit, intéressant, qui apprend des choses et donne à réfléchir). Tout le reste de la chaîne (interprètes, réalisateurs, producteurs) doit servir et transcender le scénario. Mais pour les chaînes de télé en France, une « bonne fiction télé » c’est une production qui en met plein la vue. « Le scénario ? Oh, faut pas trop faire réfléchir le public… » Voilà pourquoi les Québécois font mieux que nous. Ils ne méprisent pas les premiers intéressés. Et ils ont envie de DIRE quelque chose qui leur tient à cœur. Quand vous regardez la conclusion de « Clara Sheller 2 », posez vous la question : « L’auteur de ce truc-là, qu’est-ce qu’il a à nous dire ? Qu’une femme n’a pas besoin d’un homme – gay ou hétéro – pour être heureuse, mais seulement d’être enceinte. » Si ça n’est pas un discours misogyne et réactionnaire, je ne sais pas ce que c’est. Qui l’a fait remarquer ? Personne. La critique française n’a aucun esprit critique envers la production de télévisions hexagonales. Mais quand il s’agit de mépriser les fictions américaines et leur public, là, on se presse au portillon. Et j’insiste sur le mépris, même aujourd’hui. Il ne suffit pas de dire « Six Feet Under », « 24 », « Les Soprano » sont des chefs-d’œuvre » — il faut parler de toute la production US en montrant qu’elle est riche et variée, comme la littérature. Et ne pas oublier qu’on méprise aussi les productions britanniques. La plupart des séries médicales et judiciaires britanniques ne sont jamais diffusées en France. Celles qu’on diffuse le plus sont les fictions historiques ou adaptées d’écrivains de renom. Vous ne trouvez pas ça bizarre, alors que ces gens-là vivent à 30 kilomètres de chez nous ? Vous ne trouvez pas bizarre qu’on ne voie que les plus mauvaises fictions allemandes ? Qu’on ne voie jamais un téléfilm danois ou suédois alors que les Rencontres Internationales de Télévision de Reims en montraient tous les ans depuis 20 ans, jusqu’à ce que la municipalité (de gauche ! nouvellement élue) décide que cette manifestation n’avait plus lieu d’être ?
La télévision a toujours été méprisée en France, et elle continue à l’être même si ce mépris est plus sélectif : les hommes de pouvoir utilisent les images, ils n’en méprisent pas moins ceux qui les regardent et ne veulent surtout pas qu’on leur raconte autre chose que ce qui les arrange.
Il en va de même pour l’animation nipponne, victime d’un mauvais procès, alors que les programmateurs français n’ont pas compris que les fictions animées ne s’adressent pas forcément toutes au jeune public.
Je suis tout à fait d’accord. Ce sont mes enfants qui m’ont fait découvrir les mangas et les animes, pas la télévision française. Et la censure dont les animes ont été les victimes dans les années 80 est la même que la censure à l’égard des séries américaines : les Français n’ont pris que ce qui leur paraissait « culturellement correct ».
Entre la diffusion de 3 à 5 épisodes à la suite, une programmation anarchique et des épisodes censurés et/ou supprimés, la mise à l’antenne des séries, en France, est à proprement parler scandaleuse ! La situation est carrément ubuesque quand TF1 saute le pilote de DR HOUSE, parce qu’elle ne le juge pas assez fédérateur, ou lorsque France 2 supprime le 14ème season finale d’URGENCES en raison de son cliffhanger… Les directeurs des programmes des chaînes sont-ils incompétents ou laxistes ?
Ils sont incultes et méprisants. Et pas très intelligents. Pour être courageux il faut être intelligent. Pour être cultivé, il faut être curieux et ouvert, avoir de l’humour et de l’imagination. Ils n’ont rien de tout ça, mais c’est bien normal, ce sont des gens de pouvoir, pas des artistes ou des hommes et femmes de culture. On ne fait pas de l’art avec le pouvoir. C’est pourquoi j’ai longtemps dit que la télé française, c’est la peinture soviétique des années 30. L’URSS s’est effondrée, mais l’art (en dehors de la littérature, qui se fait sans moyens) ne s’en est toujours pas relevé. Alors, sachant que la mentalité politique de la France n’est pas près de bouger, je ne vois pas la télé française s’en sortir non plus. Ce que je crains, c’est qu’à terme, des chaînes étrangères prennent via l’internet et le satellite, le pas sur les chaînes nationales. Il n’y aura plus de télévision française à proprement parler. Et on aura beau jeu de dire que c’est la faute de l’impérialisme américain… Mais il en va de la télévision comme de la littérature ou du cinéma : si on préfère vendre les auteurs étrangers parce que les lecteurs préfèrent ça (à juste titre, souvent…) plutôt que publier des auteurs français audacieux, il ne faut s’en prendre qu’à nous-mêmes. Quand on voit que les journaux ont fait tout un plat de la correspondance (insignifiante) entre Houellebecq et BHL, comment voulez-vous qu’ils soient objectifs avec la télévision ?
Merci encore d’accorder un peu de votre temps à un simple amateur, c‘est aussi gentil qu’inespéré !
Vous me donnez la parole, c’est à moi de vous remercier.
J’ai été un « simple amateur » et je le reste (je regarde les séries comme tout le monde, pour le plaisir, avant de les regarder d’un œil professionnel), et quand je vous réponds, je sais que je réponds à d’autres amateurs comme vous et moi. Et c’est ce que tout professionnel devrait faire, à la télévision, en littérature, en médecine. C’est son obligation et c’est un honneur pour lui de lui demander son avis. C’est donc vous qui m’honorez, et non le contraire. (Mais je sais que ça n’est pas la manière dont on voit les choses en France…)
Bon vent à vos projets.
Propos recueillis les 8 et 9 janvier 2009.
N’hésitez pas à consulter les sites de Martin Winckler :
http://martinwinckler.com/
http://wincklersblog.blogspot.com/
Ruez-vous sur les derniers ouvrages de Martin Winckler :
« Les invisibles » (Fleuve Noir)
« Le choeur des femmes » (P.O.L.)